Pour les nomades kirghizes, le cheval est une aide indispensable pour se déplacer dans les steppes et guider ses troupeaux. Parfaitement maîtrisé par des cavaliers dès leur plus jeune âge, il est aussi au centre de traditions toujours vivantes. Lorsque les loups affamés attaquaient le bétail, les cavaliers les plus courageux – les « djiguites » – montaient les chevaux les plus vifs et prenaient les prédateurs en chasse. À l’aide de leur fouet, ils mettaient leur cheval dans un galop effréné pour rattraper leur proie et la saisissaient à même le sol, sans ralentir, en se penchant de tout leur saoul, leurs seules jambes encore accrochées à la selle.

Ils ramenaient leur proie avec fierté au chef du clan, non sans se la disputer avec d’autres cavaliers lors de terribles joutes équestres, à l’origine du Kök Borü. Vainqueur, ils sauvaient leur honneur et celui de tout le clan.
On observe la même adresse aujourd’hui chez les joueurs de Kök Börü – le loup gris en langue kirghize – mais pour le jeu; un véritable sport national exercé partout dans la campagne et sur les alpages, avec le développement de races de chevaux particulièrement appropriées. Autrefois improvisé par des dizaines, voire des centaines de cavaliers se disputant un loup mort, le sport s’est organisé autour de fédérations nationales. Deux équipes de quatre joueurs se disputent la carcasse d’une chèvre décapitée et doivent la déposer, souvent en pleine course, dans le « taï kazan, » un but circulaire à hauteur de selle.

Il y va de la fierté et du pouvoir de tout un clan, mais aussi du maintien de l’identité kirghize. « Le Kök börü est un composant essentiel de l’identité en Asie centrale », constate la chercheuse Carolyn Willekes. C’est un jeu réservé aux hommes courageux et maîtrisant parfaitement l’équitation à une, voire à aucune main. Il est impressionnant en effet de voir ces cavaliers se disputer cette lourde carcasse en pleine course, leur cravache entre les dents, s’obstruer le chemin à l’aide de leur monture qui peuvent se heurter violemment ou jouer de tactique et de positionnement de leur cheval pour favoriser leurs pairs. Les joutes sont toujours fair-play, mais non sans danger tant l’engagement des joueurs est total, en particulier à l’approche du but dans lequel les joueurs doivent projeter une carcasse pesant entre trente et quarante kilos.


Avec le temps et le nouveau mode de vie sédentaire, les concours contribuent à l’amusement de tout un peuple. Ils étaient jadis organisés à l’occasion d’événements importants, mais sont devenus séances d’entraînements et compétitions organisées sous le nom de « Ulak-tartysh. » Ceux qui ont assisté à l’une de ces joutes gardent en mémoire des luttes viriles de cavaliers extrêmement agiles et courageux. À mes yeux, ce sport rude retrace la rudesse de la vie dans les campagnes d’Asie Centrale. Pas étonnant que les kirghizes tiennent à donner une image virile des portes-drapeaux de leur clan ou de leur village.

